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Les conséquences économiques du faible niveau des taux d’intérêt

Conférence publique de Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE,au Centre international d’Études monétaires et bancaires,Genève, le 9 octobre 2013

Mesdames et Messieurs [1],

Je suis heureux de me trouver ici, au CIMB.

Ces dernières années, les taux d’intérêt directeurs ont été réduits à des niveaux exceptionnellement bas. La principale raison du maintien de conditions monétaires très accommodantes est le désir d’éviter le risque d’une dépression économique et de contrer les pressions déflationnistes. Dans le même temps, si l’on considère les perturbations financières qui ont conduit à ce qu’on appelle couramment la « Grande Récession », l’abaissement des taux d’intérêt a contribué à contrebalancer l’augmentation excessive des coûts d’emprunt due à un élargissement des primes de risque financier. De ce point de vue, les mesures de politique monétaire ont été favorables aux emprunteurs.

Sur la même période, les rendements des actifs financiers sans risque sont demeurés très faibles, ce qui a eu deux conséquences : d’une part, les épargnants à la recherche d’opportunités d’investissement sûres n’ont eu d’autre choix que d’accepter des taux de rendement extrêmement bas - voire négatifs une fois corrigés de l’inflation - et, d’autre part, le modeste niveau des taux a stimulé le prix des actifs et, donc, favorisé les ménages et les entreprises ayant un patrimoine net positif. Et pourtant, étant donné la durée du ralentissement économique et la persistance d’un environnement de faibles taux d’intérêt, les médias des deux côtés de l’Atlantique font état d’un climat d’investissement difficile pour les épargnants [2].

La corrélation entre ces deux faits – faible niveau des taux directeurs et faible niveau des rendements des actifs financiers sans risque – pourrait laisser penser à un lien de cause à effet. Après tout, le bas niveau des rendements nominaux des obligations à long terme sans risque résulte du bas niveau présent et escompté des taux d’intérêt et de l’existence d’une prime d’échéance. Il est tentant d’en conclure que, forcées de choisir entre emprunteurs et prêteurs, les banques centrales ont préféré les premiers. L'abaissement des taux directeurs serait ainsi considéré comme un moyen de réduire les coûts d'emprunt pour les consommateurs et les entreprises. Les épargnants seraient simplement victimes des « dommages collatéraux » d'une politique ayant d'autres objectifs.

Dans mes remarques, aujourd'hui, je soutiendrai que cette conclusion est injustifiée.

J’indiquerai notamment que la persistance de faibles taux de rendement des actifs ou, plus généralement, le manque d’opportunités d’investissement ne sont que l’une des nombreuses manifestations d’une récession profonde. Dans un tel contexte, une détente des conditions monétaires n’est pas le résultat du désir de favoriser les emprunteurs, mais plutôt une réaction nécessaire pour ramener l’économie sur la voie d’une croissance durable dans un environnement de stabilité des prix. Loin d’aider les épargnants, un relèvement des taux directeurs n’aurait fait que déprimer plus encore l'économie, retarder la reprise et accroître les risques à la baisse pesant sur la stabilité des prix. Les rendements des actifs auraient été réduits et les épargnants auraient souffert pendant plus longtemps.

Niveau historiquement bas des taux directeurs

Je voudrais tout d’abord rappeler quelques données.

Les principaux taux directeurs de la BCE se situent à un minimum historique. Le taux des opérations principales de refinancement, qui avait été abaissé à 1 % en mai 2009, est demeuré faible au cours des quatre dernières années. Il est actuellement de 50 points de base. Le taux de la facilité de dépôt est nul et celui de la facilité de prêt marginal est de 100 points de base, ce qui signifie que notre corridor des taux est exceptionnellement étroit.

Même si le taux des opérations principales de refinancement est de 50 points de base, le coût effectif des fonds est encore plus bas pour certaines banques. Les établissements de pays en difficulté on connu une hausse des coûts d’emprunt, aussi bien sur les financements de détail que de gros ; dans certains cas, ils sont aujourd’hui purement et simplement incapables de lever des fonds sur le marché interbancaire. Ils ont donc dû avoir recours à la BCE pour satisfaire leurs besoins de liquidité. Il s'en est suivi une augmentation du niveau global de la liquidité disponible dans le système, qui a entraîné une chute du taux au jour le jour des emprunts non garantis (taux de refinancement des banques considérées comme sûres). Le taux moyen au jour le jour, ou Eonia, a oscillé à des niveaux très proches de celui de la facilité de dépôt au cours des quatre années écoulées. Il est actuellement inférieur à 10 points de base.

Dans le même temps, le rendement des actifs sûrs à long terme n’a jamais été aussi peu élevé depuis la création de l’Union économique et monétaire. Ainsi, les obligations d'État allemandes à 10 ans rapportent un taux nominal d’à peine plus de 170 points de base. Ce phénomène, qui résulte en partie de la tendance légèrement baissière des rendements des actifs sans risque de la zone euro au cours des dix dernières années, s’explique essentiellement par l’aggravation de la crise de la dette souveraine en 2011 : les taux de rendement réels des placements sans risque sont alors devenus négatifs, du fait des réajustements de portefeuilles des investisseurs en faveur des quelques actifs perçus comme sûrs. Les anticipations d’inflation à long terme dans la zone euro étant fermement ancrées juste au-dessous de 2 %, conformément à notre définition de la stabilité des prix, la faiblesse des taux nominaux se traduit par un niveau légèrement négatif des rendements réels attendus sur les actifs sûrs.

Du point de vue des épargnants, ces rendements sont incontestablement très faibles par rapport aux conditions moyennes observées par le passé. À très longue échéance, les taux réels sont déterminés par les préférences temporelles des investisseurs et leurs anticipations quant au taux de croissance tendancielle de l'économie. À des échéances intermédiaires, toutefois, les rendements des actifs sans risque sont influencés par les conditions actuelles et futures escomptées de la politique monétaire, tandis que les primes d’échéance reflètent surtout l’échéance des actifs et la volatilité attendue de l’inflation. Des anticipations de taux directeurs courts à des niveaux durablement faibles auront tendance à faire baisser les rendements pour les échéances moyennes. Tant que les anticipations d’inflation restent solidement ancrées, les rendements réels à moyen et long terme auront également tendance à diminuer. Ainsi, la politique monétaire contribue à maintenir les rendements réels à un bas niveau sur une bonne partie de la courbe des rendements.

Taux d’intérêt réels en phase prolongée de ralentissement économique

Mais les taux d’intérêt sont-ils actuellement trop bas ? Pour répondre à cette question, il faut définir une référence. Mais c’est une tâche très ardue en pratique, aussi bien d’un point de vue conceptuel qu’en termes de mesure quantitative. En effet, l’évaluation globale des risques pour la stabilité des prix peut se concevoir, dans toute banque centrale, comme un moyen de remplir cette tâche, grâce à de nombreuses informations analytiques et une bonne dose de jugement.

La théorie fournit toutefois des indications sur la façon d’envisager une référence pour le niveau neutre des taux d’intérêt dans le cadre de dispositifs de modélisation simples. J’en ferai le point de départ de mon analyse.

Le point de départ normal pour un économiste est le taux d’intérêt naturel de Wicksell : « un taux d’intérêt des prêts qui est neutre par rapport aux prix des produits de base et n’a tendance ni à les faire augmenter ni à les faire baisser » [3]. Une définition plus précise du taux d’intérêt naturel est fournie dans le contexte des modèles économiques dynamiques [4]. Selon ces modèles, il s’agit du taux d'intérêt réel de court terme dans une « économie réelle » idéale, où les variables nominales ne joueraient aucun rôle. La politique monétaire n’aurait aucune raison d’être dans une telle économie. Toutes les variables économiques seraient déterminées indépendamment de l’action de la banque centrale.

Dans ce monde idéal, une phase prolongée de contraction de l’activité économique s’accompagnerait, dans un premier temps, d’une baisse, puis d’une remontée progressive, du taux d'intérêt naturel. Le niveau et le maintien du taux d’intérêt naturel sont liés au rythme de la reprise économique. Diverses forces économiques contribueraient à ce résultat. D’une part, la contraction serait associée à une diminution persistante de la rentabilité du nouvel investissement. Les rendements attendus de toutes les opportunités d’investissement auraient donc tendance à demeurer faibles. D’autre part, l’incertitude aurait également tendance à augmenter pendant la récession. En conséquence, l’épargne de précaution se développerait aussi, ce qui alourdirait encore les pressions baissières sur le taux d'intérêt naturel [5]. Cette situation d’incertitude accrue découragerait en outre l’investissement dans de nouveaux projets [6]. Globalement, la demande de nouveaux emprunts dans l’économie fléchirait et, toutes choses égales par ailleurs, l’offre excédentaire de fonds exercerait des pressions baissières supplémentaires sur le taux d’intérêt réel.

Plus concrètement, le niveau des taux d’intérêt, faible par rapport aux taux de rendement qu’il est possible d’obtenir dans des conditions normales, serait préjudiciable aux épargnants et aux bailleurs de fonds, et relativement plus favorable aux emprunteurs. Cependant, ce contexte ne résulterait pas d’un objectif précis de politique monétaire privilégiant un groupe économique particulier ; il s’inscrirait plutôt dans le cadre d’un mouvement automatique de rééquilibrage de l’économie après la récession. Bien évidemment, les avantages relatifs seraient inversés en phase d’expansion économique, la hausse des taux d’intérêt réels profitant alors aux épargnants et non plus aux emprunteurs. En moyenne sur plusieurs phases d’expansion et de récession, bailleurs de fonds et emprunteurs connaîtraient un traitement symétrique.

Je souhaite souligner, une fois encore, que le scénario que je viens de décrire est lié à une économie idéale.

Et pourtant, ce scénario reproduit assez bien ce qui s’est réellement passé depuis la Grande Récession. Aussi, d’un point de vue qualitatif, un environnement de faibles taux d’intérêt est parfaitement légitime dans le monde réel également. Si, à la BCE, nous n’avions pas mis en œuvre une politique accommodante, nous aurions entravé la fragile reprise de l'économie européenne et retardé le retour des taux réels à des niveaux justifiés par une croissance véritable et durable.

Il reste toutefois difficile de savoir si les taux d’intérêt du monde réel sont excessivement bas d’un point de vue quantitatif. Comment pouvons-nous répondre à cette question ?

Une fois encore, la référence théorique du taux naturel peut nous aider. Une économie dans laquelle les variables nominales ne jouent aucun rôle est, de fait, une économie dans laquelle l’inflation est stable et égale à zéro. La référence du taux naturel indique donc le réglage idéal des taux pour une banque centrale visant à maintenir la stabilité des prix dans une économie monétaire. Dans une perspective wicksellienne, des taux directeurs inférieurs au niveau naturel causeraient des tensions inflationnistes, tandis que des taux supérieurs à ce niveau feraient plonger l’économie dans la déflation.

Par conséquent, l’examen des anticipations d’inflation constitue un moyen simple d’évaluer si le niveau des taux directeurs observés est compatible avec leur niveau naturel idéal, ou s’il est trop haut ou trop bas. Selon les dernières projections macroéconomiques de la BCE, le taux d’inflation annuel de la zone euro devrait s'établir à seulement 1,3 % en 2014, contre 1,5 % en 2013 (deux taux situés légèrement au-dessous de notre propre définition de la stabilité des prix, à savoir un chiffre inférieur à, mais proche de 2 %). Les anticipations d’inflation ne confirment donc pas l’hypothèse selon laquelle les taux directeurs de la BCE seraient trop faibles.

Nos estimations, qui prévoient une contraction de la production réelle de la zone euro de 0,4 % en 2013, suivie d’une croissance hésitante de 1 % en 2014, justifient même d’orienter nos futures décisions de politique monétaire dans le sens d'un assouplissement.

Ce parti pris est un élément déterminant des indications sur la trajectoire future des taux directeurs, récemment décidées à l’unanimité par le Conseil des gouverneurs. Notre taux des opérations principales de refinancement est toujours strictement supérieur à son plancher de zéro, ce qui nous laisse une certaine marge de manœuvre pour procéder à de nouvelles réductions si cela était jugé approprié au vu des données économiques et monétaires qui nous parviennent ; toutefois, nos orientations prospectives sur la trajectoire future des taux directeurs ont pour but principal d’atténuer l’incertitude entourant les décisions à venir. Cet acte de transparence stratégique renforce l’efficacité de notre orientation monétaire accommodante en exerçant des pressions baissières sur les anticipations relatives aux taux à moyen terme [7].

Hétérogénéité entre les pays

Je me suis attaché jusqu’ici à montrer que la politique de taux d’intérêt de la BCE est adaptée à l’économie de la zone euro dans son ensemble et non spécifiquement destinée à améliorer les conditions de financement des emprunteurs. Au cours des cinq années écoulées en particulier, les décisions de politique monétaire de la BCE ont été dictées par les perspectives d’inflation de la zone euro, conformément aux observations historiques liées à la fixation de nos taux d’intérêt [8].

Toutefois, la moyenne de la zone euro n’est représentative ni des conditions prévalant dans tous les pays participants ni de la répartition des coûts de financement entre les emprunteurs au sein des différents pays. Particulièrement depuis le déclenchement de la crise de la dette souveraine, les coûts de financement des bailleurs de fonds privés sont devenus de plus en plus hétérogènes d’un pays et d’un secteur à l’autre. Les entreprises rentables implantées dans les économies en difficulté de la zone euro ont fait face à des coûts de financement croissants quand la crise de la dette souveraine s’est intensifiée, les petites et moyennes entreprises étant les plus durement touchées. Il n’y a que dans quelques pays de la zone euro que les entreprises ont pu pleinement tirer parti de la baisse des taux directeurs de la BCE. Nous qualifions cette situation de « fragmentation financière », à savoir une forme de perturbation financière caractérisée par des distorsions créées par les frontières nationales ‑ avec des ramifications à l’intérieur de ces frontières ‑, le rapatriement de capitaux et les fortes hausses du biais domestique sur tous les compartiments de marché. Cette fragmentation financière donne lieu à une renationalisation de l’épargne, qui empêche à son tour les ménages et les entreprises de la zone euro de profiter pleinement des avantages du marché unique des biens et des services.

L’une des conséquences de la fragmentation financière est que, au premier trimestre 2013, le coût d’emprunt moyen des sociétés non financières était légèrement supérieur à 2,5 % par an en Allemagne alors qu’il s’inscrivait à environ 4 % en Italie. Cet écart reflète par ailleurs les effets limités qu’ont nos décisions de politique monétaire dans les pays en difficulté : la réduction de 75 points de base du taux des opérations principales de refinancement, entre le troisième trimestre 2011 et le premier trimestre 2013, a eu pour résultat une réduction de 100 points de base des coûts moyens d’emprunt des sociétés non financières en Allemagne, contre 50 points de base seulement en Italie [9].

Au sein même de ces pays, les baisses de taux d’intérêt que nous avons décidées ont également été profitables aux entreprises à différents niveaux, ce qui a accru l’hétérogénéité des coûts d’emprunt. Par exemple, depuis janvier 2012, le taux d’intérêt des nouveaux prêts (d’une durée de cinq ans) aux sociétés non financières en Allemagne a reculé d’environ 81 points de base pour les prêts de faible montant (jusqu’à 1 million d’euros) et de quelque 56 points de base pour les prêts de montant élevé (ramenés à 280 et 283 points respectivement). En Italie, ces baisses ont été d’environ 29 points de base et 140 points de base respectivement (à, respectivement, 577 et 353 points de base). Dès lors, si les grandes entreprises des pays en difficulté constatent des coûts de financement plus favorables, les petites et moyennes entreprises de ces pays restent à la traîne.

On peut établir un lien entre cette hétérogénéité dans et entre les pays et les difficultés rencontrées par les banques pendant la crise financière. La chute spectaculaire de la valeur des actifs pendant la crise a grevé le bilan des intermédiaires financiers, provoquant un fort resserrement du crédit dans un certain nombre de pays de la zone euro. Les tensions déflationnistes qui s’en sont suivies ont renforcé la contraction des bilans par le biais de l’effet de Fisher sur la valeur réelle de l’encours des engagements des banques [10].

Il existe un lien réciproque entre la fragmentation financière et l’hétérogénéité des fondamentaux économiques à travers la zone euro.

Depuis le déclenchement de la crise, nous observons une importante dispersion entre pays dans les variations cumulées du PIB en volume. En 2012, le niveau du PIB en volume du pays le plus touché par la crise était environ 20 % inférieur à sa valeur en 2007, tandis qu’il était près de 10 % plus élevé dans le pays le moins affecté. La situation des marchés du travail européens est tout à la fois classique et similaire. La distribution inégale des conditions économiques et financières au sein de la zone euro a surtout été exacerbée par les conditions budgétaires difficiles au niveau national. En particulier, les coûts de financement des banques sont restés durablement élevés dans certains pays malgré les baisses de taux décidées par la BCE, ce qui traduit en partie les risques tant fondamentaux que non fondamentaux associés aux volumes élevés de dette souveraine. Dans les pays en proie à des difficultés, la disponibilité limitée du crédit et son coût élevé ont continué de brider les recrutements et l’investissement alors qu’ailleurs, les conditions d’emprunt ont été favorables, creusant davantage encore les écarts.

Tant les bailleurs de fonds des économies sous forte pression que les épargnants tous pays confondus ont souffert des conséquences de la fragmentation financière. Le mouvement de report sur les valeurs sûres qu’elle a engendré a entraîné une forte hausse des rendements et des taux débiteurs dans les pays en difficulté. En revanche, la demande excessive d’actifs sûrs a resserré les rendements dans les pays clés. Aussi la fragmentation financière a-t-elle eu une incidence négative aussi bien sur les emprunteurs des pays périphériques en difficulté que sur les épargnants du cœur de la zone euro.

Par ailleurs, la mobilité des capitaux est un élément essentiel de la conduite d’une politique monétaire unique pour plusieurs pays. Par ce biais, les rendements réels ex ante, à unités de consommation égales, sont lissés entre les pays. Lorsque cette condition s’applique, il n’existe qu’un seul taux naturel de Wicksell auquel nous pouvons nous référer pour mesurer la neutralité de notre orientation de politique monétaire. En cas de marchés financiers fragmentés, l’allocation efficace des capitaux entre les pays est entravée et la politique monétaire cesse de privilégier un taux de référence unique, le taux naturel lui-même étant fragmenté.

Compte tenu de ces considérations, la BCE, agissant dans le cadre de son mandat, a dû rétablir l’efficacité de l’allocation des capitaux par les marchés financiers. Nous avons ainsi mis en œuvre un certain nombre de mesures de politique monétaire non conventionnelles spécialement conçues pour compenser les défaillances financières. Ces mesures ont été suivies d’effets, principalement en stimulant la capacité du secteur de l’intermédiation financière à accorder des financements aux ménages et aux entreprises. En outre, le renforcement des conditions financières nationales a considérablement amoindri la fragmentation financière dans la zone euro, remédiant par là même au dysfonctionnement du canal de transmission de la politique monétaire conventionnelle. En réduisant les taux d’intérêt à court terme et en signalant, via une orientation prospective de notre politique monétaire, notre volonté de maintenir les taux à de bas niveaux pour une période prolongée, nous entendons relancer l’économie réelle et éviter les tensions déflationnistes susceptibles de compromettre le fragile rétablissement des intermédiaires financiers.

À cet égard, il a déjà été avancé que diminuer la fragmentation peut impliquer une redistribution des risques en temps de crise, et que c’est cette redistribution des risques qui rend la politique monétaire efficace [11]. Par exemple, en assouplissant les exigences de leurs programmes de prêts en matière de garanties, les banques centrales peuvent s’assurer contre le risque d’un événement extrême où l’emprunteur et la garantie se révèlent incapables de couvrir le montant du prêt. Le principal enseignement est que la redistribution des risques n’est pas un jeu à somme nulle et que le risque global dans l’économie, dans l’union monétaire dans notre cas, peut être réduit. Toutefois, j’aimerais souligner que la redistribution des risques n’est qu’un moyen pour parvenir à une fin : la stabilité des prix. Qui plus est, cette assurance fournie par la banque centrale devrait être accompagnée de dispositifs de protection appropriés afin de limiter l’aléa moral, sous peine qu’une instabilité à long terme ne se substitue à la stabilité à court terme.

S’agissant de l’incidence sur notre bilan, notre principale mesure non conventionnelle a consisté à apporter de la liquidité en quantité illimitée assortie de maturités allant jusqu’à trois ans ainsi qu’à élargir l’ensemble des garanties admises dans notre cadre de contrôle des risques. Dans les pays en proie à des tensions sur les marchés de la dette souveraine, les banques ont beaucoup eu recours à la fourniture illimitée de liquidité. Cette mesure a contribué à assouplir leurs contraintes de financement, ce qui a leur permis, dans les économies aux prises avec des tensions sur les marchés de la dette souveraine, de relâcher les critères d’octroi du crédit et d’offrir de meilleures conditions de crédit aux emprunteurs.

Parallèlement à la fourniture illimitée de liquidité aux banques, nous avons conçu notre programme d’opérations monétaires sur titres, ou programme OMT, de manière à exclure les équilibres déflationnistes auto-réalisateurs associés aux craintes non fondées de redénomination monétaire. Le programme OMT a contribué avec succès à normaliser le marché financier en Europe et a rendu une grande partie de leur attractivité à un large ensemble de possibilités de placement. Les fortes disparités existant entre les coûts de financement d’un pays à l’autre se sont amenuisées dans une certaine mesure grâce au lancement de ce programme. La baisse des primes de risque souverain à des niveaux conformes aux fondamentaux économiques est susceptible de créer une dynamique positive, tout d’abord en améliorant le bilan des détenteurs de titres de dette souveraine (les banques en particulier). Ces détenteurs d’obligations souveraines verront à leur tour leur solvabilité s’améliorer et, dans le même temps, pourront investir dans des projets à la fois plus risqués et plus rentables. Par conséquent, si nos mesures non conventionnelles étaient destinées à la zone euro dans son ensemble, elles ont été utilisées différemment selon les contreparties et les pays. À cet égard, nos mesures non conventionnelles ont permis de rétablir la neutralité de la distribution de notre politique monétaire en atténuant les distorsions dans certains secteurs ou classes d’actifs. Elles ont également contribué à éviter des résultats économiques extrêmes dans des secteurs et des pays donnés. Cela étant, laisser les divergences persister entre les pays comporte le risque que des blessures temporaires se muent en cicatrices permanentes, compromettant ainsi l’efficacité à long terme d’une politique monétaire unique dans l’union monétaire.

Quoi qu’il en soit, la banque centrale ne peut pas tout faire à son échelle. Bon nombre des sources de dépréciation financière sont de nature structurelle et sont liées à un manque de convergence entre les économies, à l’exposition des banques au risque de crédit souverain - et vice-versa - et au cloisonnement des autorités de régulation et de supervision. La BCE n’est en mesure ni de soutenir la solvabilité d’emprunteurs souverains dépensiers ni de renforcer le capital de banques ayant accordé des prêts non rentables ni encore de consolider les fonds propres d’entreprises au modèle d’entreprise devenu obsolète. La tâche consistant à générer et allouer des capitaux au sein de l’économie ne fait pas partie du rôle de la banque centrale et détermine en définitive le taux d’intérêt naturel et la distribution de la richesse entre emprunteurs et épargnants.

Conclusions

Je voudrais à présent clore mon propos.

Cinq années de crise financière et de contraction économique ont très fortement affecté la zone euro.

Premièrement, la profonde récession qu’a traversée la zone euro s’est traduite par de faibles rendements des actifs ou, plus généralement, par des opportunités d’investissement limitées. Dans un tel contexte, une politique monétaire plus accommodante est la réponse nécessaire pour remettre l’économie sur la voie d’une croissance durable dans un environnement de stabilité des prix. Loin d’aider les épargnants, des taux d’intérêt plus élevés auraient eu pour seul effet d’aggraver les tensions économiques, de reporter la reprise et de renforcer les risques à la baisse pesant sur la stabilité des prix. De plus, les rendements des actifs auraient été plus longuement affaiblis, ce qui aurait pesé sur le patrimoine net des épargnants.

Deuxièmement, les emprunteurs dans les pays en difficulté ainsi que les épargnants de tous les pays ont pâti des retombées de la fragmentation financière. Le mouvement de report vers des valeurs sûres qui s’en est suivi a entraîné : (a) une forte hausse des rendements et des taux d’intérêt dans les pays en difficulté de la périphérie, et (b) une réduction des rendements dans les « pays clés ». Par conséquent, la fragmentation financière a eu des répercussions négatives tant pour les emprunteurs des pays en difficulté de la périphérie que pour les prêteurs des pays clés de la zone euro. Dès lors, les mesures non conventionnelles de politique monétaire, qui visent à améliorer le mécanisme de transmission de la politique monétaire en réduisant les fragmentations financières au sein de la zone euro, ont atténué les implications négatives de la fragmentation financière pour les emprunteurs et les prêteurs.

Troisièmement, la contraction économique s’est accompagnée d’une hausse du chômage et d’une baisse des revenus. Les difficultés ont à coup sûr été diversement ressenties. La distribution des revenus s’est élargie dans la zone euro ainsi que dans les autres pays de l'OCDE, les ménages pauvres et les jeunes ayant à payer le plus lourd tribut [12].

Cependant, le mandat de la BCE, pas plus que celui de toute autre banque centrale moderne d’ailleurs, ne consiste pas à lutter contre les inégalités croissantes ou à piloter la distribution des revenus, que ce soit entre riches et pauvres ou entre prêteurs et emprunteurs. Notre mandat consiste à préserver la stabilité des prix. Telle est notre contribution à un fonctionnement efficace de notre économie de marché. Dans la phase actuelle du cycle économique en Europe, qui se caractérise par des perturbations sur les marchés financiers fragmentés de la zone euro, le meilleur moyen de remplir notre mandat est de remédier aux dysfonctionnements des marchés et de garantir une transmission homogène et efficace de la politique monétaire dans l’ensemble des secteurs et des pays. Tout effet de redistribution de nos politiques doit être considéré comme un moyen au service d’un objectif, qui est la stabilité des prix [13]. Ces effets sont temporaires par nature, comme le sont les effets réels des interventions de politique monétaire. À long terme, les taux d’intérêt réels sont déterminés par des forces économiques naturelles, par des interventions publiques génératrices de gains de productivité et par la qualité de nos institutions de marché, en dehors de tout contrôle des autorités monétaires.

À plus longue échéance, le bien-être des épargnants de la zone euro dépendra des efforts réalisés pour réduire la fragmentation financière à travers la mise en place d’une véritable union bancaire, dotée de pouvoirs de surveillance et de résolution, le renforcement de la gouvernance de la zone euro et la mise en œuvre des règles visant à ce que les pays participants conduisent des politiques soutenables. Il dépendra aussi des efforts menés en vue d’accroître la productivité grâce aux investissements dans les technologies et les compétences, davantage que de quelque décision que la BCE ait pu prendre dans le passé ou pourra prendre à l’avenir.

Mesdames et Messieurs, je vous remercie de votre attention.

  1. [1]Je souhaite remercier ici Giovanni Lombardo et Oreste Tristani pour leur contribution à ces remarques. Je demeure seul responsable des opinions qu’elles contiennent.

  2. [2]Voir, notamment : Süddeutsche Zeitung, « Niedrigzinspolitik der EZB: Zinstief kostet deutsche Sparer Milliarden », 3 août 2013 ; New York Times, « As Low Rates Depress Savers, Governments Reap Benefits », 10 septembre 2012.

  3. [3]Voir K. Wicksell, Interest and Prices, Royal Economic Society, 1936.

  4. [4]Voir M. Woodford, Interest and Prices, Princeton University Press, 2003.

  5. [5]Pour une analyse des déterminants de l’épargne durant la Grande Récession, voir Mody, Sandri et Ohnsorge, « Precautionary savings in the Great Recession », Voxeu, 2012 ( http://www.voxeu.org/article/precautionary-savings-great-recession).

  6. [6]Voir N. Bloom, The Impact of Uncertainty Shocks, Econometrica, mai 2009, vol. 77, n° 3, pp. 623–685

  7. [7]Voir également : P. Praet, « Forward guidance and the ECB », Vox, 6 août 2013 ( http://www.voxeu.org/article/forward-guidance-and-ecb) ; et B. Cœuré, « The usefulness of forward guidance », intervention devant le Club des Money Marketeers de New York, à New York, le 26 septembre 2013 ( https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2013/html/sp130926_1.en.html).

  8. [8]Cette affirmation est corroborée par la relation empirique qui existe entre les taux directeurs de la BCE et les évolutions de l’inflation et d’autres indicateurs des conditions macroéconomiques globales, ou « règles de Taylor », du nom de l’économiste John Taylor, qui fut le premier à l’analyser au début des années 1990.

  9. [9]Cf. « Évaluer la transmission de la politique monétaire aux taux débiteurs des banques dans la zone euro en période de fragmentation financière », Bulletin mensuel, août 2013, Banque centrale européenne.

  10. [10]Cf. M. Brunnermeier et Y. Sannikov, «  The I Theory of Money », document de travail non publié, Université de Princeton (2011).

  11. [11]Cf. M. Brunnermeier et Y. Sannikov, 2012. Redistributive Monetary Policy, document préparé pour l’édition 2012 du colloque Jackson Hole, à l’Université de Princeton.

  12. [12] Voir OCDE, 2013, « La crise amoindrit les revenus et retentit sur les inégalités et la pauvreté », nouveaux résultats de la base de données de l’OCDE sur la distribution des revenus, 15 mai 2013.

  13. [13] Voir mon discours intitulé «  Monetary policy in a fragmented world » à l’occasion de la 41e Economics Conference de la Banque nationale d’Autriche, Vienne, le 10 juin 2013, http://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2013/html/sp130610.en.html.

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